Le sac sur le dos, pour nos premiers mètres, il nous
faut déjà nous agripper. La forêt monte devant nous
comme un mur. Après une demi-heure, nous sommes déjà
épuisés ; on s'arrête cinq minutes et on repart.
Après deux heures de marche, nous arrivons chez un vieil homme
qui habite non loin de Kourboulik. Celui-ci nous propose gentiment sa
table. A ma grande surprise, il jette un poisson cru sur la table, qu'il
vide et découpe rapidement : " servez vous, les amis "
. Quel plaisir pour moi ! Mais je ne tiens pas à le vexer et
mâche difficilement ; heureusement la vodka aide à faire
passer ce qui me semble être immangeable ! mais
qui s'avérera plus tard, avec l'habitude, excellent.
Sa femme, toute petite, peste contre lui : il boit trop, bon à
rien puis elle hausse les épaules. Dès qu'il s'absente,
elle nous dit sur le ton de la confidence, qu'ici, il n'y a rien d'autre
à faire ! Pas d'avenir ! Alors, à quoi bon résister
à la bouteille !
Le village, au bord de la plage, est composé de cinq maisons,:
je me sens déjà loin de tout, le lac s'étend à
perte de vue, les montagnes au loin sont encore enneigées.
Nous comprenons vite qu'aucun bateau ne viendra ici ; de toute manière
pas d'essence ; dès que le vieux part s'endormir, nous nous dirigeons
le long de la plage vers Kourboulik dans l'espoir de trouver un bateau
pour passer sur l'autre rive.
Nous rencontrons un pêcheur qui se propose de nous emmener le
lendemain. Il met à notre disposition une cabane pour la nuit.
Revenu vers 19 h., il nous annonce notre départ pour le soir
même : il a trouvé de l'essence plus vite que prévu.
Victor discute longtemps avec le pêcheur, sans le " touriste
" que je suis. J'attends à la porte de la maison, pour ne
pas perturber les négociations.
J'ai l'impression d'être un peu tenu à l'écart,
mais Victor sait ce qu'il fait et je lui fais confiance. Entre eux,
la discussion sera plus directe.
Notre trajet doit durer quatre heures : nous devrons payer l'équivalent
de trois cents francs ; cela me semble bien cher mais nous n'avons pas
le choix : il faut sortir de là au plus vite et Victor tient
absolument à nous éviter ce passage de la côte qui,
d'après une de ses amies d'Irkoutsk, est impraticable à
pied.
Première Barque
Nous partons très en retard avec la femme du pêcheur, un
ami , deux bouteilles de vodka et des couvertures. Le bateau avance
tranquillement : vers 23 h., on y voit encore un peu et nous nous arrêtons
pour une pause dans une crique. La montagne tombe, abrupte, dans le
lac ; il n'y a quasiment aucune plage. Quelle bonne idée a eu
Victor d'éviter tout ce coin là. La forêt semble
impénétrable.
1h30 du matin : la bateau avance toujours ; il pleut ; le temps commence
à sembler long ; on gèle puis, arrêt net ! C'était
trop beau ! Fausse alerte, c'est une panne d'essence mais ce n'est tout
de même pas bon signe pour nos passeurs car on entame le dernier
bidon ! Il leur manquera du carburant pour le retour!
D'après le pêcheur, nous serons bientôt arrivés.
Trente minutes plus tard, tout à coup, des vagues sur le lac
; le bateau bouge anormalement. Je demande à Victor ce qui se
passe, Il m'annonce de l'orage, alors que pourtant, il n'y a aucun éclair,
ni tonnerre. En une demi-seconde, le pêcheur qui semblait bien
amorphe, se lève, jette sa veste devant lui. Il tient d'une main
le gouvernail et de l'autre agit sur le moteur. Il nous crie de nous
asseoir. D'un seul coup, c'est un peu la panique. Nous mettons quelques
instants à comprendre. Nous sommes dans l'estuaire d'un torrent
qui se jette dans le lac : grosses vagues, courant terrible. Si le bateau
se met de travers, il va chavirer. Impuissants, nous laissons manþuvrer
le pêcheur. Après une demi-heure de lutte, nous touchons
à la rive. Même Victor n'en mène pas large. Malheureusement
la cabane où nous sommes censés arriver, se trouve sur
l'autre rive. Je ne vois pas d'inconvénient à ce que nous
en restions là ! Mais, confiant, le pêcheur repart dans
les vagues vers la cabane. Il
est 3 heures du matin : nous nous jetons hors du bateau, du bon côté
de la rivière, très contents de mettre un pied sur la
terre ferme. Nous avons eu beaucoup de chance de ne pas chavirer car
le courant nous aurait emmené hors de portée des côtes.
Même le pêcheur est satisfait de se voir sur la terre ferme.
Au milieu de la bagarre, je criais à Victor : "we are in
deep shit " ! Il me fit signe que " oui ", on ne pouvait
rien faire que regarder le pêcheur manþuvrer. Pour que Victor
m'ai semblé inquiet, c'est que nous étions vraiment mal
partis.
A un moment, je me suis même dit : " Arnauld, tu l'as bien
cherché, tu vas finir au fond du lac dès les premiers
jours ! et ce, à trois heures du matin, si près de la
rive ! " Mais je me suis vite repris, en regardant le pêcheur
se débattre avec force entre le gouvernail et le moteur. Il était
" surconcentré " ; je ne devais pas lui communiquer
de sombres pensées !
Trempés, nous marchons dans la forêt et les marécages,
l'eau jusqu'aux genoux ; il me semble que nous empruntons tous les sentiers
mais qu'aucun ne nous amène à la cabane.
Je suis le seul à disposer d'une lampe et dès que j'en
éclaire un, c'est l'autre qui tombe ! Comme par miracle, la cabane
apparaît : elle était bien cachée. Nous attend là
un poêle, et la porte fermée, beaucoup de réconfort
! Le feu vite allumé, il fait bientôt chaud et nous pouvons
nous sécher. Victor prépare la soupe et tout le monde
rit. Rien ne semble les inquiéter : quelle importance de chavirer
dans l'eau glacée à cette heure tardive !Pour eux, rien
d'étonnant, c'est la vie. On passe du danger au réconfort,
rien d'anormal, sauf pour moi.
Nous nous endormons vite sur les planches en bois qui font office de
lit, en balayant de la main les araignées et différentes
crottes de souris. Mais, quelle bonne nuit !
Le matin, les nuages sont au ras du sol, il pleut et l'on se réveille
étonnés de se trouver, là dans un trou pareil !
Nos premiers gestes sont pour le bateau que nous allons inspecter. Celui-
ci s'est mis de travers et les vagues l'ont inondé. On ne voit
même plus le moteur ; nos amis démontent et font sécher
les bobines électriques ; nous en avons pour des heures mais
le temps ne compte pas et nous ne voulons pas les laisser tant qu'ils
ne seront pas sortis d'affaire. Ce pêcheur a pris
des risques : le moteur ne repartira peut-être pas mais nous avons
plus de vivres qu'eux alors, au cas où, nous attendons : on leur
doit bien ça !
De plus, le temps est tellement mauvais, que l'on ne perd rien à
attendre. Je vais voir la rivière qui nous a posé tant
de problèmes cette nuit. De jour, cela paraît moins impressionnant
mais de nuit !
Toute la journée, nous attendons que la bobine électrique
du moteur veuille bien sécher. Cela prend des heures. Mes amis
dorment. J'ai toujours trouvé que les Russes ont une faculté
à occuper les moments d'inactivité par de longues heures
de sommeil, quelle que soit l'heure du jour. C'est le genre de chose
que je ne peux pas faire. La cabane est surchauffée par le poêle
qui tourne à fond. Je prends sans bruit mon matériel de
pêche et pars pour une première tentative. Victor me voit
partir, le " frantsous " à la pêche, cela semble
beaucoup l'amuser ; il n'a pas tort, je n'y connais rien ! Il n'est
pas censé savoir que je n'ai jamais pêché que deux
fois dans l'Oise, en ramassant uniquement des " chaussures. "
Ma carrière de pêcheur s'arrête là.
Me voyant partir, il pense sûrement que c'est une bonne chose
; ils pourront d'autant mieux dormir et je leur rapporterai bien une
grenouille !
Premier lancer dans la rivière : d'entrée la cuillère
résiste mais ce n'est pas un poisson simplement un bout de bois
! Par tous les moyens, je tente de la décrocher ; au bout d'un
quart d'heure, résigné, je coupe le fil ! Un lancer, une
cuillère, cela va devenir vite très compliqué à
ce rythme. Je repars vers la cabane, et en reprends une
silencieusement. Je ne suis pas bien fier mais décidé
à retenter l'expérience. Mais, cette fois ci, sans plomb,
pour éviter que la cuiller ne racle le lit de la rivière
: deuxième lancer et de nouveau une branche ! mais non ! c'est
un poisson et un gros ! Deux heures après, j'en suis au moins
au vingtième ; cela ne m'amuse même plus ! En dessous de
30 centimètres, je les rejette à l'eau ; c'est une véritable
rivière miracle et c'est avec plaisir que nos amis pêcheurs
les emporteront pour leur dîner. Personne ne comprend comment
j'ai pu attraper autant de poissons et ils commencent à s'intéresser
de près à mon matériel. Je leur donne des explications
; j'ai l'impression qu'ils me prennent pour un pêcheur fort compétent.
Cela fait une journée et demie que la bobine tente de sécher
; cette fois ci, ils doivent partir car au village, on va commencer
à s'inquiéter. Le moteur est foutu ; ils vont donc ramer
et paraissent inquiets.
Ils n'ont pas été récompensés de leur gentillesse
et des risques pris à nous amener jusque là. Alors, au
moment de payer, j'augmente un peu la note bien justifiée. Victor
et moi passons encore la nuit dans la cabane ; rien ne sert de partir
maintenant vu l'heure et la pluie.
De plus, avec tout notre poisson, le dîner s'annonce grandiose
!