La glace craque
:
Après avoir étudié la carte, nous choisissons d'avancer
le long de l'île et de prévoir un bivouac vers 17 h. Une
longue soirée en perspective que nous aurons, tout compte fait,
bien méritée.
Mais les trois heures qui suivirent furent loin de se dérouler
comme prévu.
Il faisait très chaud sur la glace, un bon 20 degrés au
soleil, alors le lac se mit à gémir, à craquer
; par endroits, l'eau ruisselait. La glace paraissait pourtant sûre
et épaisse, mais le lac bougeait.
Sacha pour me rassurer
me dit : "ici, on raconte que lorsque la glace fait du bruit, c'est
bon signe ". En attendant, à chaque craquement, nous nous
immobilisions imaginant le pire !
Nous décidons alors de longer le plus possible la côte,
car si l'on devait passer à travers, autant le faire près
du bord ! Ainsi rassurés par la proximité de la falaise,
nous marchons jusqu'à 17h.
Laissant le traîneau à quelques trente mètres du
bord, nous partons chercher un emplacement pour monter la tente, très
vite, nous trouvons un endroit parfait pour établir un campement
; assis sur un tronc d'arbre, nous contemplons la beauté du paysage.
A cet instant, un bruit sorti des entrailles de l'enfer nous fait bondir
: sur des kilomètres à perte de vue, des failles se créent,
des blocs de glace surgissent de l'eau. Et tout à coup, plus
rien ! La glace a bougé sur des dizaines de kilomètres.
En quelques secondes, le paysage a beaucoup changé. On était
passé d'un champ de glace très lisse à un champ
de bataille.
Nous réalisons alors que notre traîneau, avec tous nos
sacs, est resté sur le lac !
Nous avançons sur la berge et nous l'apercevons, il est bien
là ! mais à cinq mètres d'une grosse faille. Les
pieds dans l'eau, et très hésitants, nous le récupérons
alors que la glace continue à craquer, les bruits sont peu accueillants.
Nous aurions très bien pu nous trouver sur la glace au moment
du grand chamboulement ! Un vrai miracle ! Nous avions eu une bonne
idée de nous arrêter quelques instants mais c'est très
inquiets pour la suite de notre voyage que toute la nuit nous écoutons
la glace se briser. Nous espérions qu'elle se reformerait avec
le froid.
Toute la soirée se passe à spéculer sur les chances
que nous avons de traverser indemnes ces nombreuses failles. Nous envisageons
de marcher sur les passages les plus solides avec de longs bâtons
de plus de 5 mètres pour que, au cas où la glace lâche,
nous puissions nous récupérer plus rapidement. Nous envisageons
aussi de laisser brûler un gros feu à notre départ
pour, en cas de chute, pouvoir nous réchauffer rapidement. Tous
les scénarios sont envisagés, et prétendre que
la nuit fut sereine serait mentir !
C'est donc sans enthousiasme que je me lève vers 6 h du matin.
Comme prévu, nous sommes à 8h sur la glace. Le Temps est
magnifique et il nous faut bien peu de temps d'une inspection prudente
pour nous rendre à l'évidence : c'est de la folie de vouloir
passer. Sacha m'indique qu'il a des enfants et qu'il tient à
les revoir ! Dans la seconde même, je le rassure : " oublions
la traversée ; il faudra certainement mourir un jour, mais pas
aujourd'hui " .
Nous élaborons alors de nouveaux plans, sans être du tout
déçus de ne pouvoir traverser le lac car l'île d'Olkhon
n'est pas décevante. Les paysages sont tous les jours fantastiques.
Nous sommes heureux
et soulagés d'avoir pris cette décision. Nous allons longer
l'île pour revenir sur la "petite mer".
Tout en marchant assez près de la montagne, nous reprenons au
fur et à mesure confiance dans la glace. Au loin, nous apercevons
une échancrure dans la montagne et nous décidons de nous
y rendre et de tenter, à partir de là, la traversée
de l'île.
" Après la douche froide, l'eau chaude ", plus nous
nous rapprochons de cette percée, plus il nous semble apercevoir
des cabanes, des antennes. Oui, c'est sûr, là-bas, il doit
y avoir de la vie ! Pourtant rien ne nous indiquait une Station Météo
sur la carte.
La vie à Ouzour, station météo perdue au bout de
l'île :
C'est à grandes
enjambées que nous nous approchons des habitations. Déjà
nous entendons un chien aboyer. Un chien, c'est un maître, et
pour nous c'est une soupe, un toit ! Nous rencontrons bientôt
un des trois habitants de la Station, un pêcheur qui vit là,
à demeure. Un peu étonné de notre arrivée,
il nous assaille de questions, sur notre traîneau, sur le pourquoi
de notre visite dans ce lieu perdu. Il semble très intéressé
par ma montre, que je m'empresse de remettre au poignet mais l'effet
de surprise passée, il se remet à son travail.
Il était venu avec son cheval et de gros bidons pour chercher
de l'eau dans un trou creusé dans la glace. Nous lui promettons
notre visite pour un petit verre puis nous marchons entre les maisons
de bois en appelant de ci de là et en espérant que d'éventuels
habitants se montreraient. La seule âme qui apparaît (elle
est bien la seule), est la responsable de la Station. D'une soixantaine
d'années, le fichu sur la tête, la démarche très
énergique, elle nous invite aussitôt à partager
un repas. Mais elle nous propose auparavant d'aller relever les différents
niveaux
de neige dans les collines environnantes. Elle envoie ces informations
par morse tous les jours à la même heure.
Travail oblige, nous la suivons avec intérêt. Méticuleusement,
elle pèse la neige, dont elle remplit un grand tube. Tous les
gestes sont bien rodés ; elle fait les mêmes, nous dit-elle,
depuis 31 ans !Après une bonne heure de diverses mesures, auxquelles
je ne participerai pas jusqu'au bout car la vue sur le Baïkal,
depuis la colline où nous nous trouvons, est tellement belle
que je préfère de beaucoup m'asseoir et contempler le
calme qui berce cet endroit depuis des millénaires. La faim me
sollicite et je redescends tout de même de mon perchoir pour l'épluchage
des pommes de terre. Macha nous fait un énorme déjeuner
: champignons en sauce, poisson cru et fumé, soupe, pommes de
terre, confiture et crème pour le dessert. Nous avons le sentiment
d'être entre de bonnes mains.
Après ce déjeuner-goûter gargantuesque, le soleil
tape bien fort à travers les carreaux et très vite je
me dirige vers le premier canapé lit pour une sieste d'une petite
heure.
Un véritable hôtel ! Macha nous apporte même des
couvertures et nous encourage à une longue sieste. Je pars dans
des rêves de glace et trouve qu'un lit a tout de même du
bon !
Au réveil, le démon de la curiosité me reprend
et je propose à Sacha une longue marche devant nous sur la glace,
sans sac : quel plaisir ! De plus, près de la Station, la glace
ne semble pas du tout fracturée et cela nous donne quelques remords
de ne pas partir traverser le Baïkal.
Après avoir
parcouru à pieds cinq cents mètres sans aucune difficulté,
Sacha me propose déjà d'envisager à nouveau la
traversée du lac pour le lendemain. Je calme ses ardeurs en lui
proposant de prolonger notre marche pour de plus amples informations.
La sensation de marcher sur cette banquise, est un peu la même
que celle dans le désert : l'infini devant soi et un paysage
où aucune impureté ne semble s'être glissée.
Après une bonne heure de marche, encourageante (nous pensons
toujours à reprendre l'idée de traverser le Lac), la première
faille apparaît au loin. Arrivés à proximité,
nous sommes dans l'impossibilité de la traverser. Elle s'étend
sur deux à trois mètres de large et serpente sur des kilomètres.
J'interpelle Sacha et lui demande : " que fait-on maintenant si
une faille s'ouvre entre nous et la Station ? " Bonne question,
pas de réponse. Il faut mieux penser à autre chose, mais
le bruit et les mouvements de la faille sont de nouveau terrifiants.
C'est à ce moment là que nous apercevons dans un trou
un phoque :nous nous agenouillons aussitôt espérant bien
qu'il ne fuirait pas et que nous aurions la chance de l'observer car
les phoques se laissent
rarement approcher. Seule une carabine peut les toucher à deux
cents mètres de distance, mais nous ne sommes pas animés
des mêmes sentiments qu'un chasseur et nous sommes là seulement
pour l'admirer. Ce phoque est en fait blessé, deux marques profondes
de plusieurs centimètres, comme des coups de couteau, entaillent
la peau. Par moments, il fait quelques
mètres, nous regarde puis se retourne et plonge la tête
dans l'eau comme transi de peur.
Nous le laissons à son triste sort. Nous essayons de comprendre
ce qui a pu lui arriver. Ces marques n'étaient pas des marques
de balles ; elles étaient peut-être le résultat
d'un combat ou de coupures sur des pics de glace tranchants. Nous partons
en nous disant que nous n'avons pas à interférer dans
les lois de la Nature. Ce phoque sera mangé par un loup puis
dépouillé par les corbeaux. Triste sort ! mais la Nature
n'accepte pas les faibles. Nous revenons vers la Station au soleil couchant,
tout de même très heureux de cette rencontre inattendue
et encore confortés
dans l'idée que les failles du lac nous empêchent de le
traverser à pied.
Après un nouveau grand repas, nous voici dans nos sacs de couchage
mais dehors les chiens aboient comme des fous : la porte s'entrouvre,
de la visite ?
Ici !!
En effet, j'entends dans l'entrée des bruits qui ressemblent
à de gros sacs que l'on traîne par terre. Et tout à
coup apparaissent, surgis de la nuit, emmitouflés dans d'énormes
anoraks, deux costauds barbus, l'air épuisé. A leur tenue
orange et aux inscriptions qui décorent leurs blousons, je reconnais
des sauveteurs professionnels. Mais que font ils dans cet endroit perdu
?
Les traits tirés, épuisés par de longs jours d'effort,
ils parlent peu. Comme des robots, ils vont uniquement à l'essentiel,
ouvrent leurs sacs, sortent leurs gamelles, et s'assoient, la tête
entre les mains, comme pour reprendre leur esprit. Macha, comme elle
l'a fait pour nous, leur prépare un dîner copieux. Pendant
le premier quart d'heure, je ne sors pas de mon lit mais ne rate rien
du spectacle puis, poussé par la curiosité, je me lève
pour entamer la conversation. Un des deux hommes reste quasiment muet.
Sacha, très bavard de nature, les assaille de questions. J'en
suis presque un peu gêné car il ne semble pas réaliser
leur état d'épuisement. Ils n'ont certainement pas envie
de répondre à toutes ces questions. Peu à peu,
nous apprenons cependant que l'un d'eux est chirurgien et qu'ils appartiennent
l'un et l'autre au Centre de Secours d'Irkutsk.
Ils arrivent, en tirant leur traîneau, depuis le nord du Lac.
Ils ont fait cette sortie pour s'entraîner, pour " garder
la forme " comme ils disent, et pour l'amour du Lac. Leur progression,
avec de la neige jusqu'aux genoux, s'est trouvée ralentie : pas
de plus de 7 kilomètres par jour : un véritable enfer.
Pour rejoindre l'île d'Olkhon, ils ont coupé au plus court
sur la glace. Ils dormaient directement sur le lac gelé après
avoir planté leur tente à l'aide de pitons spéciaux.
Des nuits difficiles avec moins 30 degrés, alors que dans la
journée la température atteint 25 degrés.
Craignant de passer
une troisième nuit dans ces conditions, ils ont marché
dans la nuit malgré les risques des failles, présentes
un peu partout. Ils sont partis depuis trois semaines. Leur projet était
d'aller jusqu'à Irkutsk mais leur état de fatigue est
tel qu'ils pensent plus raisonnable de faire le tour d'Olkhon et de
reprendre le bus pour Irkutsk par Yélantsé, le village
par lequel nous sommes arrivés. Le dîner terminé,
Sacha déplie une carte sur la table et leur explique notre trajet.
Ils nous confirment qu'il est impossible de traverser le lac dans le
sens de la largeur car des failles de plus de trente mètres se
sont formées. Le printemps est précoce cette année.
La route sur la glace a même été fermée.
Ils nous racontent alors des histoires de voitures tombées à
l'eau. Récemment une femme a réussi à sortir du
lac et a couru sur la glace jusqu'à un village où elle
a pu être sauvée mais peu de gens en sortent vivants..
Toutes ces histoires ne sont pas faites pour rassurer notre logeuse
dont le mari est parti pour traverser le Lac il y a trois jours et qui
n'est toujours pas rentré. Elle pose quelques questions sur la
positions des failles mais s'efforce de ne pas paraître s'inquiéter.
On en vient à parler du Centre de Secours de Solichnaya. Il paraît
même, dit l'un des sauveteurs, qu'un français est passé
par là l'été dernier, il faisait le tour du lac
à pied !.
Quand je lui demande s'il a rencontré mon ami Volodia, il comprend
aussitôt qu'il a affaire au même français ! Il connaît
également Victor. " Mais que fais tu encore là ?
" me dit-il. J'ai envie de lui répondre : " Et toi
? "
Je lui explique que nous sommes là pour la même raison
: pour voir, pour vivre autour du Lac, car il est magnifique. Il n'y
a pas d'autres motifs. On aime le Lac, c'est tout.
Il est plus d'une heure du matin quand nous nous endormons tous les
quatre dans la pièce principale de la maison. Si le mari de Macha
venait à rentrer maintenant, il aurait une vraie surprise !!
Levé de bonne heure, je vais aider Macha à s'occuper de
ses poules qui vivent dans une grande cage. Je casse la glace et après
quelques allers et retours, le réservoir pour la volaille se
trouve plein d'eau .. fraîche.
Puis je l'accompagne dans la pièce où se trouvent radios
et émetteurs. C'est une pièce propre, bien rangée.
Tout au fond, entre deux chaises, un grand filet attend l'été
et la pêche.
Assise à sa table, Macha communique en morse les informations
météo. Elle me donne ensuite les écouteurs de la
radio et nous captons une radio chinoise qui émet des chants
militaires patriotiques. Au mur, un vieux poster : c'est Lénine
assis dans un fauteuil de cuir. Il semble songer au bien-être
du peuple. Il écrit, pour créer l'homme idéal,
l'homocommuniste. Sous le poster, posée sur une table, une statue.
Je demande à Macha s'il s'agit d'un poète ou d'un grand
écrivain russe. Non, c'est un grand chef du KGB qui a régné
en maître sur la Russie.
Macha travaille ici depuis 31 ans. Rien n'a changé pour elle,
Lénine est toujours aussi présent. Aujourd'hui, la Russie
va mal mais la mémoire est sélective, Macha ne se souvient
que des bonnes choses et regrette le communisme. " Pensez donc,
l'été dernier, on nous a même volé une vache,
il n'y a plus d'ordre comme autrefois, les voleurs sont partout ".
Je quitte cette pièce avec le sentiment d'avoir fait un voyage
dans le temps, au temps du communisme fort. Dans ces confins de la Russie,
aucun changement pour ceux qui vivent là. Pendant des années,
ils ont été obligés de croire au Progrès
et ils l'espéraient. Maintenant, ils ne croient plus en rien
et n'ont aucun espoir en l'avenir. Le relevé des données
météo est presque un prétexte pour avoir encore
une raison de vivre, mais, au fond d'elle-même, Macha doit bien
savoir que cela ne sert presque à rien.
Après cette brève rencontre avec l'Histoire .. nous revenons
à des préoccupations plus sérieuses : le petit-déjeuner.
Nous installons une table dans la grande pièce, c'est le branle-bas
dans la maison ! le petit-déjeuner est un véritable repas
: des oeufs, du poisson, de la soupe, du pain, du café bien sûr
!
Après ce festin, c'est l'heure des adieux aux Secouristes. Nous
nous souhaitons mutuellement bon courage. Un certain respect s'installe
entre nous car nous savons les efforts, les souffrances qu'ils ont endurés,
et eux apprécient, j'en suis sûr, de voir des étrangers
qui les comprennent et qui partagent un peu leur amour de la nature
et de la Sibérie. Nous assistons à leur départ
et les voyons disparaître au loin sur la glace. Puis c'est notre
tour ; nous devons partir ; nous avons décidé aujourd'hui
de traverser l'île et d'aller dans un des villages sur la
petite mer.
Après des adieux chaleureux à Macha, nous quittons émus
cette Station Météo.
Pour combien de temps existera-t-elle encore ? Tant que Macha vivra
sans doute, après ce sera la fin d'une longue histoire, les maisons
pourriront et un jour d'hiver, un grand vent emportera le tout ! L'herbe
repoussera quoi qu'il arrive...